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View Full Version : 70 ans d'AF. Bel article de"Le Monde"....


flyblue
10th Oct 2003, 01:51
...surtout le premier témoignage! :)

flyblue

La passion Air France
LE MONDE | 07.10.03 | 13h54 •


Née le 7 octobre 1933 au Bourget, Air France a 70 ans. Histoire d'un rêve, à travers quatre témoignages de personnels navigants qui l'ont vécu.
La saga d'Air France est d'abord une affaire de cœur, battant au rythme de fantasmes collectifs : affiches exotiques, tableau des départs promettant le bout du monde, annonces suaves pour des embarquements immédiats. Images de stars descendant la passerelle frappée du logo à l'hippocampe ailé - surnommé "la crevette" dans la maison. Bien qu'ils ne représentent qu'environ un quart des effectifs d'Air France - quelque 71 500 salariés, dont 53 500 employés au sol - les personnels navigants, techniques (PNT) ou commerciaux (PNC) - en uniformes d'opérette ou en tailleurs griffés et foulards Hermès - constituent la vitrine de la compagnie. Ainsi, au risque de renforcer les mythes, pour célébrer l'anniversaire de cette "machine à fabriquer des rêves et des légendes" - selon la formule de Philippe-Michel Thibault dans Le Roman d'Air France (Gallimard) -, c'est à quatre "chevaliers du ciel" d'hier et d'aujourd'hui que nous avons demandé d'évoquer leur vie dans les nuages.

LE PIONNIER

Il n'en reste qu'un, et c'est lui. Henri Roth, 98 ans et une belle vivacité d'esprit, est le dernier survivant des pilotes de Goliath Farman bimoteurs qui assuraient la ligne Paris-Londres au début des années 1930. Il est aussi le doyen des anciens commandants de bord d'Air France, compagnie qu'il a quittée en 1963, peu après l'arrivée des jets.

"C'est en 1922, à 17 ans, que je suis entré comme apprenti mécano à l'école Blériot, où je suis devenu élève pilote, sur le même type d'avion de chasse que Guynemer, raconte-t-il. En 1930, j'ai intégré la compagnie Air Union, qui, en 1933, a été fusionnée avec quatre autres afin de constituer Air France. Pour rejoindre Croydon depuis le Bourget, nous mettions environ 2 h 30, mais parfois beaucoup plus par vent debout. Les huit ou dix passagers étaient à l'abri et sur certains appareils, comme le Lioré et Olivier, ils étaient même installés autour de tables avec nappes blanches, vaisselle fine et bonnes bouteilles servis par les premiers barmen, mais, nous, nous pilotions à l'air libre et, malgré nos vêtements de cuir et nos bottes fourrées en peau de lapin, c'était parfois assez dur."

Aux commandes des Wibault, des Bréguet, des Dewoitine ou des Lockheed, M. Roth a vécu les premières grandes étapes de l'évolution technique avec ses impressionnants gains de vitesse, de 120 km/h en 1930 à plus de 600 km/h après guerre. Et il a progressivement élargi son rayon d'action pour effectuer des Marseille-Lyon-Paris-Londres, en 6 ou 7 heures, avec parfois des "bretelles" vers Genève. "Comme on volait à vue, sans radio ni goniomètre, par mauvais temps on devait louvoyer entre les montagnes et, pour se repérer, on passait en rase-mottes au-dessus d'une gare, se souvient M. Roth. Un jour que je transportais de l'or, mal arrimé, j'ai vu un lingot crever le plancher et tomber au-dessus de l'Angleterre. Une autre fois, lors d'un 'coup de tabac', c'est la tête d'un passager qui a traversé une paroi en contreplaqué." En ces temps héroïques, les carburateurs givraient, les haubans pouvaient se casser et les mécaniciens acrobates réparaient parfois en vol pour éviter d'avoir à se poser en catastrophe.

Les pilotes, qui étaient alors moins de 150 en France, formaient une famille avec une même obsession : "la ligne". Parmi tous ces "fous volants", il y avait les as des hydravions, qui faisaient du Marseille-Tunis ou Alger, mais aussi quelques pionniers légendaires de l'ex-Aéropostale. Le commandant Roth, qui a fait lui-même quatorze traversées de l'Atlantique sud - "sur des Farman quadrimoteurs, dix-neuf heures en moyenne pour atteindre Natal" -, a ainsi eu pour camarades Delaunay, Reine ou Guillaumet, le magnifique survivant des Andes.

Il a même côtoyé Mermoz, qui a volé avec lui, comme passager, de Casablanca à Toulouse. Entre "l'Archange", canonisé par Joseph Kessel, et Henri Roth qui l'a trouvé "peu bavard et un rien tatillon", le courant n'est pas passé. "Il venait dans le cockpit me donner des conseils, mais moi je pilotais selon mon idée. Du coup, il est parti sans me dire au revoir, happé par la foule de ses admirateurs, qui l'accueillaient à chaque escale comme un héros." Durant la guerre, Henri Roth a continué à voler sur les lignes autorisées par l'occupant, et puis il est parti à Dakar pour assurer des liaisons vers Madagascar ou le Tchad. A la Libération, après une brève affectation sur l'Extrême-Orient, il a fini sa carrière à Tananarive, comme chef pilote. 27 500 heures de vol après son premier décollage, c'est le cœur lourd que le commandant Roth s'est résigné à "lâcher le manche".

LE PILOTE D'AIRBUS

Beno't Laurent, 44 ans, commandant de bord sur Airbus 340, affiche déjà 12 000 heures de vol en long-courrier mais a gardé l'enthousiasme d'un adolescent. Math sup, math spé et quatre ans de formation à l'Ecole nationale de l'aviation civile, sa trajectoire, commencée en 1986 chez UTA (rachetée par Air France en 1990) sur les lignes d'Afrique, est plus classique mais presque aussi exaltante que celle de son a'né. "Contrairement aux PNC, les pilotes ne sont pas affectés à une zone géographique, mais à un type d'appareil - pour lequel la formation spécifique est longue et coûteuse -, et je fais donc aussi bien du San Francisco que du Shanghaï, de l'Amérique du Sud que de la Chine ou du Japon", explique Beno't Laurent, encore tout ému de son premier vol vers Madagascar, la semaine dernière. "Même de nuit, le mystère d'une nouvelle route procure des sensations dont je ne me lasse pas", confie-t-il, à la veille de décoller pour Rio - la routine.

S'il a assisté à la quasi-disparition du métier de mécanicien navigant, ce pilote de la génération "gros porteurs" n'a pas vécu de révolution technologique. "Nous sommes avant tout des gestionnaires, car les avions d'aujourd'hui pourraient fonctionner en automatique d'un bout à l'autre. Cependant, pour l'atterrissage, nous reprenons les commandes, ne serait-ce que parce qu'un jour ou l'autre les appareils peuvent tomber en panne et qu'il faut garder la main."

La qualité des relations humaines à l'intérieur du cockpit est, à ses yeux, prépondérante. "Comme nous sommes plus de 4 900 pilotes à Air France, il arrive souvent que nous fassions connaissance au moment d'embarquer pour une rotation de trois ou quatre jours. Dans ce huis clos, des comportements autocratiques ou autocentrés ne seraient pas tolérables et pourraient être dangereux. Pour ce qui est des compétences, il n'y a aucun problème, nous subissons trois contrôles approfondis par an qui, en cas d'insuffisance, peuvent aboutir à une suspension de vol."

L'HÔTESSE

Aude Malapert, hôtesse puis chef de cabine durant 27 ans, n'avait jamais mis les pieds dans un avion lorsqu'en 1970 ; à 21 ans, elle a assuré son premier moyen-courrier sur le Maghreb. "La formation durait trois mois et était consacrée pour un tiers à la sécurité et deux tiers au commercial. Dans la génération précédente, les hôtesses n'avaient pas le droit de se marier - l'autorisation de convoler est un acquis de mai 1968 -, mais en 1970 les règles étaient encore extrêmement strictes, prévoyant notamment des inspections régulières des ongles et des chignons. Nous avions droit à des leçons de maintien pour apprendre, par exemple, à descendre d'une voiture en tenant des paquets, un sac à main et une paire de gants. Si un passager éternuait, notre instructrice était allée jusqu'à nous recommander de ne surtout pas dire "à vos souhaits !", mais plutôt : "Que le rosier de vos désirs fleurisse au gré de votre plaisir !""- très facile à placer".

Malgré ce folklore vaguement militaire et franchement désuet, Aude Malapert garde un merveilleux souvenir de ses quelque 20 000 heures de vol. "Courir le monde à vingt ans et se retrouver dans des hôtels 4 étoiles avec une équipe de copains, pour découvrir une ville ou aller danser, c'est magnifique. Surtout quand à Paris vous vivez dans un petit studio avec une douche pliante et un WC broyeur. A l'époque, le trafic était très saisonnier et l'hiver les escales étaient plus longues, de Nairobi, on pouvait, par exemple, partir faire un safari en Tanzanie. J'ai vécu des trucs extraordinaires, de quoi oublier quelques frayeurs comme ce jour où le Boeing 747 pour les Antilles a été foudroyé quatre fois pendant la montée. Quels chocs !"

Au-delà du "relationnel", très important avec des passagers qui sont "le plus souvent mal à l'aise", la sécurité est pour les PNC une obsession permanente. "J'ai peur du feu, j'ai peur de l'eau, confie Mme Malapert, mais je suis sûre qu'en cas de pépin j'aurais su faire les bons gestes. Nous sommes conditionnés pour ça." La chef de cabine a fait quatorze ans d'Asie sud, avec des vols de 12 à 15 heures, et elle a ressenti comme une révolution la création de couchettes de repos pour l'équipage dans les soutes. Elle a eu à faire face à beaucoup d'aléas, du plus léger - découvrir au moment du décollage que l'on a 300 plateaux repas pour 320 passagers - aux plus dramatiques. Toute jeune hôtesse, elle a aidé à l'accouchement d'une femme entre Le Caire et Djedda. "C'était son sixième bébé, il est sorti tout seul, mais comme je n'avais qu'un couteau à trancher les citrons, je n'ai pas osé couper le cordon."

Sur un Saïgon-Paris, vers 1975, elle se souvient d'avoir découvert un jeune passager clandestin caché dans les toilettes. "L'équipage a organisé une petite quête parmi les passagers pour éviter que ce malheureux arrive à Paris sans un sou. A son débarquement, il a hélas sûrement été renvoyé au Vietnam." Aude Malapert a aussi connu des moments plus douloureux, avec notamment plusieurs décès en vol. Un avion est bien une micro-société. Et la compagnie, une famille. "Pour moi, ça reste "maman Air France".

LE "NOMADE"

Patrick Bouteillier, 41 ans, steward puis chef de cabine depuis 1987, aime se définir comme "un nomade". Après deux années de moyen-courrier, il a fait trois ans d'océan Indien-Caraïbes, onze ans d'Amérique, du Nord et du Sud et, depuis un, an il vole sur l'Asie. "J'aime la cuisine épicée et je préfère rentrer en fin d'après-midi pour me coucher que de débarquer le matin après une nuit blanche."

Comme tous les PNC, il assure des "périodes de réserve" où il faut être prêt à remplacer une défection pour une rotation sur Dakar, Buenos Aires ou New York, avec dans sa valise des vêtements chauds et un maillot de bain. "J'adore ce métier, je suis loin d'être blasé, et j'ai même un peu la nostalgie des rotations longues de 12 ou 15 jours, plus aventureuses, mais, derrière le mythe du bronzage permanent et de la dolce vita, il y a le choc des décalages horaires et la difficulté à gérer ses temps de repos. Il faut aussi accepter de vivre sans week-ends et sans jours fériés. Le jour de la naissance de mon premier fils, avec un peu d'avance, j'étais à Tokyo."

Lorsque M. Bouteillier se lasse d'un réseau, il demande à en changer, car rien ne lui pla't davantage que d'avoir à s'adapter à un nouveau "concentré d'humain". "Il n'y a rien de comparable entre une cabine d'hommes d'affaires new-yorkais stressés et une cabine de touristes japonais. Nous sommes formés pour pratiquer les premiers secours et nous disposons même aujourd'hui de défibrillateurs cardiaques. Avec l'interdiction de fumer, il y a de plus en plus de clients tendus, voire agressifs, sans parler des vrais drogués en manque qu'il faut calmer."

Patrick Bouteillier n'a jamais connu de situation extrême mais le 11 septembre 2001, son vol, Paris-Boston, se trouvait au milieu de l'Atlantique lorsque l'espace aérien américain a été fermé. "Nous avons reçu l'ordre de faire demi-tour et notre avion a été le dernier à rentrer en France pour refaire un plein à Brest. Les passagers américains étaient d'autant plus angoissés que nous n'avions presque aucune information sur ce qui se passait à Manhattan."

En 1993, Patrick Bouteillier a vécu la reprise en main de la compagnie par Christian Blanc, confronté au gouffre financier ouvert sous le "règne" de son prédécesseur, Bernard Attali. Il se souvient qu'en réalisant qu'il était "à deux doigts du dépôt de bilan", le personnel, en état de choc, a alors accepté une rationalisation qui s'est traduite par "des fermetures de lignes "diplomatiques"" comme Kigali ou Montevideo, un renforcement de certaines fréquences, mais aussi une augmentation des charges de travail d'environ 30 % et un chamboulement des systèmes de repos. Mais certains séismes affectifs sont plus profonds. "Il y a une grande solidarité dans l'entreprise, et le détournement de l'Alger-Paris comme le crash du Concorde ont causé des traumatismes d'autant plus aigus qu'à bord de ces appareils nous avions presque tous des amis."

Robert Belleret